mercredi 29 juillet 2020

"Vide"



Ce jour-là, elle se dévisage longuement dans le miroir de sa salle d'eau, perdue dans son propre regard qu'elle ne reconnaît pas. 

"Je me sens un peu vide" lui a-t-il écrit.  

"Vide ?"

Elle observe la lumière qui change dans ses yeux à mesure qu'elle explore ses émotions. Mais cela lui donne l'impression d'assister à la performance médiocre d'une actrice de mauvaise fiction numérique. 

"Arrête un peu ton cinéma !" lui scandait sa mère quand elle pleurait de désespoir, quand elle se sentait envahie par la tempête de son chagrin. À ces mots, elle était alors profondément blessée. 
Sans doute en faisait-elle trop, c'est vrai. 
Dans ces moments elle aurait voulu s'arracher le cœur pour qu'il la laisse en paix et ne l'éloigne plus jamais de sa mère, des gens qu'elle aimait. 

Et maintenant la voilà devant son miroir, tenant dans sa main un bout de papier officiel. 

Elle repense à lui et les larmes coulent sur ses joues. 
Elle a la peau du visage irritée, à vif et le contour des yeux creusé, rouge, inflammé... 
Toutes ces larmes versées lui font l'effet d'une solution chimique brûlante et corrosive. 
Chaque gouttelette ronge plus profondément l'épiderme. Il lui semble même que l'une d'entre elles a atterri sur le rebord du lavabo et y a percé un petit trou fumant. 

Que faire alors de ces larmes d'amour toxiques ? 

Elle attrape une serviette et se tamponne doucement le visage en fermant les yeux. 
Elle espère que ce geste fera disparaître les plaies et les stigmates. 
En ouvrant les yeux, elle constate qu'elle est toujours aussi pourpre et boursouflée. 
Elle applique une pommade avec soin, d'une seule main, tenant toujours fermement de l'autre son bout de papier officiel. 

Elle voudrait le déchirer, le brûler, le donner en pâture aux chiens... 

Mais il n'y a plus de chiens de nos jours et la population a désormais interdiction de faire du feu... Et ce bout de papier lui offre une place qu'elle a tant convoitée dans cette société faite de profits, de viols consentis et de hiérarchie incontestable. 

Dans l'après-midi, le médecin a inscrit officiellement, dans un regard entendu, sur son certificat de vie : 
"Déclarée inapte à l'amour". 

dimanche 1 mars 2020

La princesse aux cheveux rouges

Sole

Il était une fois dans un pays lointain, une jeune princesse aux cheveux rouges. Elle vivait dans un magnifique palais que son père le Roi avait fait construire de cristal et de diamants. L'édifice scintillait comme un millier d'étoiles afin de rendre hommage à l'amour qu'il portait à sa Reine bien-aimée nommée Stella. Leur amour était connu de tous de par le monde, les mères racontaient leur histoire à leurs petites filles, les pères faisaient prendre exemple sur le roi à leur fils et chacun louait la beauté de cette union... 
Mais ce que le monde extérieur ignorait c'était qu'à l'intérieur du château une drôle de maladie touchait la jeune princesse aux cheveux rouges.... Cette année-là quand le printemps arriva la jeune fille ne courut pas comme à son habitude dans les jardins ensoleillés, elle ne cueillit aucune fleur, n'attrapa pas les papillons et ne lut plus à l'ombre du saule.... Une grande fatigue s'empara d'elle, la nature, ses couleurs et ses odeurs ne provoquaient plus les mêmes émotions à la demoiselle, elle restait des journées entières enfermée dans sa vaste chambre, les rideaux clos, sans divertissement, le regard posé sur le plafond.... 
Ses royaux parents terriblement inquiets firent appel aux plus grands médecins du royaume dans l'espoir qu'ils la guérissent. Chacun y alla de son remède : massages vigoureux, ingestion de mixtures mystérieuses, onguents odorants, cataplasmes bouillants et autres médicamentions fantasques.... Rien n'y faisait, la Princesse sombrait de plus en plus dans l'ennui, refusant de s'alimenter et ne prononçant plus que les mots qu'on voulait entendre...
 Les bourgeons fleurirent, le vent s'en alla souffler dans d'autres contrées, le soleil tapa plus fort: l’été était là. Avec la chaleur, la princesse ne trouva plus le sommeil,  ses yeux se noircirent, ses joues se creusèrent. Dans les couloirs on entendait des murmures plaignant la maigreur, le mutisme, la tristesse de la pauvre enfant... Les parents affolés, à court de remèdes lancèrent un appel à travers le monde entier : toute personne pouvant sauver la Princesse était la bienvenue au palais et serait récompensée en cas de réussite.... 
Ainsi on vit arriver à la cour nombre de charlatans, diseuses de bonne aventure, princes plus ou moins charmants bien décidés à rompre le sortilège d'un baiser. 
Mais quand les feuilles des arbres roussirent et tombèrent, la Princesse n'était toujours pas libérée du mal qui la rongeait... Le couple royal continua à ouvrir ses portes à toute âme proposant de l'aide et leur légende grandit : désormais les récits, les chants, les rumeurs parlaient de ce couple maudit dont l'enfant assombrissait le ciel. On racontait même que le scintillant palais perdait de son éclat mais que dans l'épreuve les époux se regardaient avec plus d'ardeur, plus de passion et que leur amour se renforçait.... 
Les premières neiges arrivèrent, le somptueux palais était recouvert d’une fine couche de givre, le jardin était blanc, les dames emmitouflées dans de longues capes de fourrure, les buches crépitaient dans les cheminées, on se réchauffait en se blottissant les uns contre les autres.... Mais inlassablement la Princesse demeurait seule dans son immense chambre, n'entendant pas même les cris de joie des enfants qui se chamaillaient avec la neige...
 À cette époque très peu tentait encore leur chance pour guérir la jeune fille et petit à petit les visiteurs se raréfièrent pour finalement abandonnés définitivement les lieux.... L'espoir s'évaporait, par deux fois on annonça par erreur la mort de l'enfant royal... Elle n'était pas morte mais sa présence était fantomatique : elle respirait à peine, ne se nourrissait plus, était si légère que ses pas ne faisaient qu'effleurer le sol, plus un son ne sortait de sa bouche, elle disparaissait lentement... Certains jours on aurait fini par l'oublier totalement si on n'avait pas entendu l'eau du bain couler. Car la Princesse se lavait plusieurs fois par jour, s'assoupissant dans l'eau fumante de chaleur jusqu'à ce que sa peau flétrie la fasse paraitre comme une vieille dame... 
Au milieu de l'hiver on donna le bal annuel des fées et des princes. À cette occasion les plus charmants, les plus extraordinaires, les plus gais personnages s'installèrent pour 3 jours et 3 nuits dans le palais. Plongée dans son bain, sa longue chevelure rousse flottant vaguement dans l'eau, la Princesse percevait de loin le tapage que tout ce joyeux petit monde provoquait dans la salle de réception. Un son en particulier l'attirait : le rire franc et honnête de Sa Majesté, sa mère... 
Dans les couloirs les gens compatissaient au malheur des époux, accablant l'enfant, dépeignant une jeune fille capricieuse qui prenait plaisir à rendre ses parents malheureux, à attirer l'attention sur elle, elle n'avait pas de vraie maladie selon eux, elle souffrait d'une trop grande imagination et avait besoin de se faire remarquer.... 
Un jour, avant que les dernières neiges ne fondent complètement, une vieille femme se présenta à la cour. Le Roi et la Reine plongés dans les yeux l'un de l'autre ne la virent pas arriver dans la grande salle du trône. La vieille femme traversa la pièce sans un regard pour les époux et vint s'asseoir à leurs pieds, dos à eux. Installée en tailleur elle se mit à chanter une vieille chanson d'amour, sa voix était claire et cristalline, et invitait à l'écouter.

« Un jour, toujours 
Je t’aimerai 
Ma dulcinée
Un jour, Toujours 
Pour que perdure notre amour 
Je sèmerai pour toi 
Les coquelicots là-bas 
Et quand le champ rougi 
Fleurira 
Tu sauras 
Que tu es ma vie 

Mais mon bien-aimé 
Tu t’es envolé 
En même temps 
Que les feuilles des arbres 
Et maintenant 
Je me vois misérable 
J’attends le printemps 
Pour y voir ton âme dans le champ»

 Les souverains en l’entendant, détournèrent leur regard l'un de l'autre et virent la vieille femme qui chantait inlassablement. Une fois sa chanson finie, elle la reprenait du début. La reine intriguée se plaça devant elle et l'interrogea sur la raison de sa venue mais la vielle femme se contenta de continuer à chanter sans même adresser un regard à Sa Majesté.
Après avoir longuement tenté de la faire parler, en vain,  la reine agacée se mit en colère. Elle questionna plus vigoureusement la vieille, se mettant à sa hauteur, tentant d'attirer son attention, usant de tous ses charmes mais rien n’y fit. Le regard dans le vide, la vieille continuait à chanter. Le Roi abandonna très vite, préférant aller déjeuner, laissant sa femme à sa colère avec la chanteuse. De longues heures passèrent sans que la reine ne pût rien obtenir de la vieille. Quand la nuit fut noire, n'ayant rien avalé de la journée elle se résolut à aller se coucher mais même dans son lit il lui semblait qu'elle pouvait encore entendre l'éternel refrain. Elle ne ferma pas l'œil de la nuit, fixant le plafond, tentant par tous les moyens de garder son calme. Dès le lendemain elle retourna dans la salle du trône. La vieille n'avait pas bougé et continuait de chanter. La reine soupçonna un maléfice, une sorcière ! Ce ne pouvait être qu'une sorcière pour lui infliger une telle souffrance !  Elle ordonna qu'on s'empare d'elle et qu'on la jette dehors au plus vite mais les gardes ne purent se résoudre à user de la force contre cette adorable vieille femme à la voix cristalline et ne chantant que l'amour... La Reine était seule contre tous. Personne ne la comprenait, certains prirent peur de son comportement, on s'inquiétait que la reine ne devienne folle. Après tout, ce n'était là qu'une vieille femme attendant patiemment le retour du printemps, elle finirait bien par partir au moins pour vérifier si les coquelicots fleurissaient...
Mais la Reine ne raisonnait plus, elle suppliait la vieille de lui répondre. En ce deuxième jour elle ne rit ni ne mangea et ne trouva de réconfort que lorsque sa tête fut entièrement plongée dans l'eau de son bain, le monde extérieur se faisait sourd et il lui semblait qu'elle n'entendait plus l'horrible chant de la sorcière...
Elle fixa le plafond toute la nuit et au matin du troisième jour elle redoutait de sortir de sa chambre. Elle préféra se baigner toute la journée,  les oreilles immergées dans l'eau bouillante...
Le soir vint, le roi agacé préféra quitter sa chambre pour une autre. La Reine s'allongea, muette, presqu'immobile, tentant désespérément de contenir sa rage. Quand, tout à coup, on frappa à la porte. Sans y avoir répondu, la porte s'ouvrit, dans l'entrebâillement elle vit la vieille dame. Son regard bon, tendre vint se poser intensément dans les yeux royaux et sur les joues lisses et parfaites de la reine de grosses larmes coulèrent et enfin elle lança à la vielle désormais assise auprès d'elle : 
"J'ai compris, oui j'ai tout compris !
La vieille caressa tendrement la joue de la reine, lui sourit et s'en alla sans un mot. 

La Reine s'endormit profondément. Au réveil, elle était splendide et reposée pour accueillir le printemps que l'on célébrait ce jour-ci.  
Elle s'apprêta, de sa chambre elle traversa tout le château pour enfin se tenir devant une grande porte d'acajou. Elle resta ainsi un instant, tendant l'oreille, guettant le moindre bruit qui pourrait s'échapper de la pièce close... Enfin elle leva le bras et doucement elle gratta du bout des doigts sur le bois... Aucune réponse. Elle posa sa main sur la poignée et délicatement l'abaissa...Dans un cliquetis la porte s'ouvrit...
Stella jeta un œil à l'intérieur et vit la princesse allongée sur son lit, le regard dans le vide. Elle entra, se dirigea vers le lit, s'y assit et entre ses deux mains prit le visage de sa fille... Leurs regards se croisèrent et la mère dit : 
"Je te vois ma Princesse, je t'écoute mon enfant, je t'aime Sole

A ces mots la jeune princesse, Sole se mit à pleurer. Enfin, elle ouvrit la bouche et se mit à raconter, a tout raconter en pleurant, en riant, en hurlant, en chuchotant... Elle mangea avec sa mère, joua avec sa mère, elles retrouvèrent le roi et ils se racontèrent les uns aux autres... 

Le printemps était là. Durant cette saison, la Princesse, telle une fleur s'épanouit lentement mais joliment et lorsque l'été arriva elle était presqu’une femme...

On raconte que depuis ce jour le palais se mit à scintiller de plus belle, même la nuit son éclat guidait les voyageurs perdus. On raconte que non loin de là un champ fleurissait d'immortels coquelicots. On raconte qu’une vieille femme devint riche, récompensée pour l'aide que son chant avait apporté. On raconte que la Princesse devint une reine aimante et juste mais ça, c’est une autre histoire…

FIN

samedi 29 février 2020

Carnet de voyage - Le temple d'Antonin et Faustine

Carnet de voyage
25/02/2020
14:30
Forum Romain-Le temple d'Antonin et Faustine

"Aimer à la démesure"

Aimer à la démesure.
Aimer à la hauteur de ces colonnes gigantesques, imposantes.
Aimer d'un amour puissant comme le marbre.
Aimer à en vouloir se rapprocher du Ciel, du Divin.
Aimer hier, aujourd'hui et dans 2000 ans.
Que cet amour antique devienne le recueil du sacré monothéiste !
Ébréché, partiellement oublié, perdu, ruiné... mais debout, indestructible depuis des millénaires.

T'aimer à la démesure.
T'aimer à la mesure.
T'aimer à ta mesure.

Et faire se sentir les autres minuscules devant nous.
J'ai l'amour mégalomane.
Je te possède et t'enferme dans un écrin monumental...et froid comme le marbre.
Froid comme mon cœur qui devrait t'aimer à la démesure mais qui ne le peut.
Mon cœur devrait t'aimer éperdument.
Je t'offrirais tout le marbre du monde pour que tu y crois, pour que jamais tu ne me quittes et ne m'ôtes cette chance d'un jour, peut-être, réchauffer mon cœur comme tes mains réchauffent le marbre, aspirer ta lumière pour la refléter et éblouir; pour que jamais tu ne me laisses seul avec mon cœur dur et froid...
Tu croiras que sur mon âme comme sur le marbre, courent de longues blessures veineuses, mais ce ne sont que les marques du temps.
Je suis façonné à être lisse.
Je reste de marbre.



N.B. : ce texte est une inspiration. Pour la véritable histoire du temple c'est par ici : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Temple_d%27Antonin_et_Faustine

Carnet de voyage - Le Soldat du Vittoriano

25/02/2020
15:22

Sur les marches de la Chiesa di Santa Maria di Aracoeli
Après la visite du Vittoriano.

"Le soldat du Vittoriano"

Dans la salle des drapeaux, je l'ai vu, il t'aurait plu.
C'était un soldat, un jeune soldat.
Accoutré de son uniforme militaire trop vieux pour lui - cet habit racontant bien plus d'histoires que ce garçon n'en racontera jamais - il était assis sur un tabouret haut, les pieds surélevés sur un barreau, lui donnant l'air recroquevillé, le regard désabusé, la mine renfrognée sous son béret tout neuf, il semblait dire
"Ma cosa ho fatto per essere qui ?"

Pas totalement désespéré, ai-je imaginé, ses ambitions restaient bouillonnantes dans les impatiences de ses doigts. Faisant claquer son pouce contre sa main comme agitant un élastique imaginaire, il trompait l'ennui, il trompait la vacuité.

Soldat ! Debout ! Il te faudra rester en poste le temps que l'invasion de touristes soit achevée dans l'Altare della Patria, l'Autel de la Patrie !

Ah... Il m'a fait rire ! Il a soulevé une vague de cynisme en moi et vraiment, je crois qu'il t'aurait plu...Je t'entendais presque me dire, l'index inquisiteur, légèrement courbé, pointé vers le ciel :  "Ah ! C'est exactement ça que..."
Que quoi ? Je ne sais pas... Mais il aurait à coup sûr touché ton obsession martiale tant il était incongru ce jeune soldat dans son treillis sans plis, fourbu de lassitude, l'oeil accablé, dont l'énergie en puissance dévastatrice ne s'exprimait que par l'intermédiaire de ce fichu bout de caoutchouc imaginaire...

Et puis, j'y suis retournée une heure plus tard. La porte était close...
Et toi, de toute façon, tu n'es pas là.

mardi 25 février 2020

Carnet de Voyage-La musique de Rome

25/02/2020
Forum Palatin
"Rome" 

Il faut entendre cette ville pour la comprendre.
C'est le bruit de la circulation dense, ce bruit incessant, jour et nuit; ce sont les sirènes des ambulances, "basse d'Alberti" allegro; ce sont les gens ici qui parlent toutes les langues mais dont le rire et les onomatopées sont apatrides; et... c'est surtout le silence.
Ce silence en bruit de fond, le silence des pierres millénaires, effondrées, en ruines mais orgueilleusement debout.

Ce silence c'est ce qui crée la vibration permanente des bruits de Rome.
Comme le tic-tac de l'horloge en pleine nuit ou le craquement des pas dans la neige...
Ici chaque son, chaque voix résonne dans cet écrin fait de passé, dans ce coeur antique à l'arrêt.
Même le bruit de mon stylo sur la page, le vent qui fait claquer les feuilles lignées sont saillants...

Au cœur de la cité aux sept collines hantée de tous ses fantômes, c'est la vie qui palpite !
Comme deux extrêmes en équilibre permanent...
L'éternel, l'éphémère
Le Sacré, le profane
L'immobile, le mouvant
Le silence, le vacarme
La Mort, la Vie !